[À lire] « Temps, temporalité, espace »

Les actes du congrès 2023 de la Société française de Sophrologie viennent de paraître aux Éditions L’Harmattan sur le thème « Temps, temporalité et espace ». Un vaste et beau sujet abordé lors du 53e congrès pour se pencher sur la question du temps et du mouvement dans lequel il nous place, nous renvoyant à l’expérience intime que chacun en a, vécue dans une temporalité singulière et un espace subjectivement perçu.

De celui des horloges à celui du désir, savons-nous apprivoiser, conquérir, habiter et parfois suspendre le temps pour s’en affranchir et se rencontrer, Soi ?

Outre l’ensemble des conférences présentées au congrès, vous découvrirez dans cet ouvrage l’article que j’ai écrit sur le thème : « se saisir de l’instant pour devenir soi, la perception du temps chez la personne hautement sensible ».

Par-delà ses caractéristiques, j’y présente les différents styles de gestion de la haute sensibilité et leurs impacts sur la perception du temps, entre contrôle, évitement et recherche de sensation. A l’appui de nombreuses vignettes cliniques, j’évoque les trois dimensions du temps -passé, présent, futur- et leur conséquence sur la façon de l’habiter et de s’en saisir pour, selon l’expression de Michel Foucault, « faire de sa vie une œuvre d’art ».

J’y partage également des outils issus de ma pratique ainsi qu’une vision, celle de l’alliance dans la relation d’aide, conçue comme un nécessaire accordage au temps de l’Autre afin de trouver une clef de compréhension propice à la création d’un espace-temps commun et au renforcement d’un lien durable, indispensable à la transformation.

J’y évoque enfin une posture, celle de la douceur, véritable « puissance de métamorphose », qui autorise chacun à se réunifier dans un rapport au temps réconcilié et pleinement habité.

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Extrait de l’article :

L’impact du temps accéléré sur les styles de gestion de la haute sensibilité

Si certains auteurs identifient cinq styles de gestion de la sensibilité[1], je m’attacherai à en décrire trois qui, chacun, conditionnent un rapport au temps Chronos bien spécifique.

Le premier d’entre eux est l’évitement.

Pour illustrer l’évitement, présentons Martine. Martine a 35 ans, elle est éducatrice spécialisée, diplômée d’un master en sciences de l’éducation et de diverses spécialisations dans la prise en charge des adolescents en rupture scolaire ou en grande difficultés. Elle parle très bien l’anglais et couramment l’espagnol et a déjà exercé à l’étranger. Elle joue du piano, dessine, peint, jardine et écrit des poèmes. Elle n’habite plus l’Île-de-France, aussi, après une unique rencontre physique pour l’anamnèse, faisons-nous nos séances en visio.

Sur le mur derrière elle, par la caméra, j’aperçois de nombreux post-it. Je m’en étonne et elle m’explique que c’est pour que ses idées ne s’envolent pas qu’elle les met sur le mur et que, de temps en temps, elle les classe dans différents ordres : d’idées, de thèmes ou chronologique. On voit déjà ici un cursus étoffé doublé d’une grande créativité, pourtant Martine se dit « être bête » au sens de stupide et malgré son parcours, pense avoir des capacités limitées.

Lorsque je lui demande pourquoi, elle m’explique qu’elle comprend toujours avec une lenteur infinie, au point que ses prises de décision surviennent souvent trop tard, dans un grand décalage de temps. Ce fut notamment le cas quand elle dut donner son avis lors de la construction du projet pédagogique de la dernière institution dans laquelle elle a travaillé. Elle ne put le faire instantanément et se retrouva à devoir appliquer un projet auquel elle n’adhérait pas.

Au moment de notre rencontre, elle a quitté cette institution pour une question d’éthique personnelle et elle vient d’accepter un job de vendeuse en boulangerie, « parce que là au moins je n’ai pas besoin de décider ».

Martine s’extrait du monde dont la course lui paraît folle et lui fait violence. Le rythme de vie en Île-de-France lui apparait comme un fatras dont elle s’est retirée en partant vivre dans une tranquille bourgade en Charentes-Maritime. Ses tests attestent d’une très haute sensibilité sans le trait de caractère chercheur de sensation nouvelle. Martine se vit comme inadaptée au temps accéléré de notre époque et cela nuit à son estime de soi. En se retirant du monde, elle adopte une stratégie d’évitement.

Évoquons maintenant un second style de gestion de la sensibilité, en lien avec la perception du temps Chronos : la recherche de sensation.

Juliette, 38 ans, diplômée d’une école de commerce et d’un master en ressources humaines, dirige un département recrutement dans une grande entreprise au sein de laquelle elle ne cesse de progresser. Malgré une promotion récente et des responsabilités nouvelles auxquelles il lui faut s’adapter, elle vient d’accepter en plus de ses fonctions une mission d’auditeur interne. Mariée et mère d’un petit garçon, elle travaille d’arrache-pied, entre 12 et parfois 16 heures par jour et assume à la maison de nombreuses tâches logistiques.

A proprement parler, Juliette n’est pas carriériste. Son moteur est plutôt l’apprentissage de données et de situations nouvelles. Au moment de notre rencontre, elle est « la femme qui court », saisie dans un paradoxe entre son besoin de stimulation et la nécessité de se ressourcer. Elle m’explique que sa vie est une « mise en coupe réglée » sans aucun interstice vaquant, ce du lundi matin au dimanche soir.

A la première séance, je décide d’une visualisation. Je lui propose un arbre. Au long de la guidance, je lui demande « où se trouve votre arbre ? » elle me répond « dans un sol rocailleux, écrasé par le soleil ». Les sensations décrites par elle sont rudes. Mue par une intuition, je lui fais cette étrange demande « va-t-il vivre ou mourir ? » elle a cette réponse terrible « il galvanise ses dernières forces ».

Les tests montreront que Juliette est bien une personne hautement sensible chercheuse de sensations nouvelles. Sa capacité de traitement profond de l’information alliée à son besoin de stimulation et à son perfectionnisme l’ont placé dans une course folle, d’où tout son être est absent, et qui la mène jusqu’à une probable rupture, toute proche en réalité au moment de notre rencontre. Ainsi, la pression du temps Chronos est vécu différemment par les personnes hautement sensibles, mais souvent au risque du fracassement du sujet.

Dans cet accompagnement à l’ajustement au temps Chronos, qui est aussi parfois une véritable rééducation, voir même une forme de « sevrage » pour un chercheur de sensations nouvelles, la sophrologue que je suis s’intéresse d’abord à la perception du temps chez chaque personne accompagnée. Comment ce temps est-il « corporalisé » c’est-à-dire quelles sensations corporelles l’accompagnent ?

Dans la pratique, fermer les yeux, prendre conscience des points d’appui du corps puis revivre un ou plusieurs moments de la journée et retrouver les sensations qui les ont accompagnés est une expérience souvent inédite et précieuse à un éveil de la perception. Les groupes de paroles sont aussi d’inépuisables sources de richesse. Ainsi, Abel, 43 ans, Africain et ingénieur agronome, partage son temps entre le Cameroun et la France, dont il connaît les deux cultures. Il témoigne : « en Occident, on donne un nom à chaque séquence de temps, donc le temps passe plus vite et il s’échappe. On veut en être le maître mais on devient son esclave. En Afrique, le temps non nommé s’écoule bien plus doucement. Il se fait moins oppressant ».

Ainsi l’on ouvre à l’idée que chacun peut éprouver c’est-à-dire découvrir sa propre perception du temps, la pression ou la stimulation qui en découle, puis l’associer aux émotions qui l’accompagnent, différentes pour chacun. J’utilise aussi parfois l’agenda des personnes pour identifier les différentes séquences de temps qui scandent la semaine, dire s’il s’agit de temps choisi ou de temps subi et observer la présence ou l’absence de « temps libre ». Ce document est rempli hors séance par la personne hautement sensible et, en séance, on vient le découvrir, le plus souvent possible en état de conscience modifiée pour l’associer aux perceptions du corps puis aux émotions.

A travers ces différentes pratiques et outils, on actualise ainsi le lien entre sensation, émotion et perception consciente, et l’on peut alors doucement renforcer une capacité à choisir de vivre plus en harmonie avec son rythme. Donc, à en décider, ce qui est un premier pas vers la liberté d’être.

Outre un travail de psychoéducation permettant de mieux comprendre les règles qui régissent le temps et celles qui conditionnent notre rapport au temps[2], je propose aussi souvent l’utilisation d’un bullet agenda au regard de l’esthétisme de l’outil qui, selon les modèles, offre des pages de coloriage, de nombreuses citations et affirmations positives, ainsi qu’un espace pour la création d’un tableau de visualisation et la détermination d‘objectifs personnels et professionnels à 3, 6, 9 et 12 mois, etc. Cet outil a ma préférence, non pour renforcer une maitrise obsessionnelle du temps mais pour ne pas oublier de s’offrir aussi la liberté d’un temps pour soi, oubli fréquent chez les personnes chercheuses de sensations nouvelles.

Mais pas qu’elles. Car la personne hautement sensible est aussi capable de se sur-adapter pour éviter que sa différence ne la stigmatise. Ce troisième style de gestion est appelé le contrôle[3] et la personne vient alors se conformer aux diktats de la société en étant absente à elle-même. Ici, le temps subjectif, dont nous parlerons dans un instant, est presque totalement déserté.

[1] CLOBERT Nathalie – Ma bible de l’hypersensibilité – Editions LEDUC Octobre 2021.
[2] DUMAS Judith – organisation personnelle et gestion du temps – Formation et ateliers.
[3] CLOBERT Nathalie – Ma bible de l’hypersensibilité – Editions LEDUC Octobre 2021.

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Vous pouvez commander les Actes du congrès aux Éditions L’Harmattan

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